L'ÉDITO DE NATACHA POLONY
4 juillet 2024
Dix millions six cent vingt-huit mille trois cent trente citoyens français ont donc choisi dimanche 30 juin de glisser dans l’urne un bulletin du Rassemblement national ou de ses alliés. Deux millions et demi de plus qu’à la présidentielle de 2022. Plus du double des dernières législatives.
Quelqu’un va-t-il enfin se demander, au milieu du grand cirque médiatique d’entre-deux-tours, pourquoi plus de dix millions de Français votent pour un parti qui, élections après élections, voit certains de ses candidats s’illustrer par des propos racistes ou antisémites, ou tout simplement d’une bêtise crasse, pour un parti qui, en l’espace de quelques semaines, a enterré des pans entiers de son programme, un parti dont la plupart des médias martèle matin, midi et soir qu’il est en dehors du champ républicain et qu’il mettrait la France en faillite ?
LES RAISONS DU VOTE ÉVINCÉES
Visiblement, certains ont d’ores et déjà la réponse, simple comme le mépris : ces gens sont des abrutis. Des beaufs. Des racistes. C’est à peu près ce qu’on entend depuis le soir du premier tour. Il faut mettre hors d’état de nuire 33 % du corps électoral. Pour le reste, on verra.
Ajoutons que cette réponse un tantinet expéditive s’est enrichie d’une dimension mise en avant comme jamais auparavant par les politiques et les commentateurs : c’est de la faute des médias. « Les médias » ? Le groupe Bolloré, précisément, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne s’embarrasse plus de précautions pour cultiver une part de marché qu’il sait croissante.
On donne au spectateur ce qu’il veut voir. Surtout, ne pas nuancer, surtout, ne pas élever.
L’information est un spectacle. À ceci près que le phénomène est récent. La montée du
Rassemblement National n’a pas attendu Pascal Praud et Cyril Hanouna. Ils en sont au contraire la conséquence. Ils sont le produit d’un constat : nombre de gens se détournaient de médias dont ils considéraient qu’ils leur crachaient à la figure.
Quant à l’argument de la « lepénisation des esprits », il est vieux comme le « front républicain » et à peu près aussi inutile que lui. Trente ans à éviter de parler sécurité et immigration pour « ne pas faire le jeu de… ». Trente ans à écrire que tout allait bien à l’école, que le niveau montait et que le communautarisme était un fantasme. Marianne s’est même créé en 1997 pour en finir avec ce déni.
UN CRI D'ALERTE POUSSÉ PAR LES ÉLECTEURS
Alors pourquoi ? En fait, c’est assez clair. Les Français le disent. Ils le hurlent même, dès qu’ils en ont l’occasion. Ce cri se répand dans les 93 % de communes qui ont mis le RN en tête aux européennes du 9 juin. Ce cri a même failli renverser le macronisme un mois de décembre 2018, quand des manifestants ont hésité à se diriger vers l’Élysée pendant que les ronds-points de France étaient couverts de jaune.
Ce cri est en train de se transformer en rage, quitte à réveiller les passions les plus sordides dans un pays où, pourtant, les enquêtes d’opinion montrent que le racisme et l’intolérance reculent d’année en année. Ce cri est celui de citoyens qui, depuis des décennies, se sentent méprisés, relégués, abandonnés.
Des citoyens qui se souviennent que la promesse de 1789 est le « peuple souverain », les hommes et les femmes assemblés pour décider en commun de leur destin, à égalité de voix quelle que soit la condition sociale, quelle que soit la naissance, et qui ne comprennent pas par quel mécanisme pervers ils se sont retrouvés peu à peu privés de leur capacité à se faire entendre et à peser sur les politiques mises en œuvre par l’ensemble des partis dits de gouvernement.
On peut prendre le problème par tous les bouts, on peut déplorer l’individualisme qui incite certains à exiger des droits en attendant tout de l’État, on peut ressasser la formule sur ces Français qui « vivent au paradis et se croient en enfer », on peut souligner à l’envi que la dépense publique est chez nous beaucoup plus élevée qu’ailleurs, peu importe, le constat est là : de délocalisation d’usine en fermeture de tribunaux, de poste ou d’hôpitaux, de disparition de lignes de train en faillites de petits commerces, de règlements de comptes entre dealeurs en professeurs agressés, beaucoup de Français vivent depuis des décennies le déclin d’un pays qui s’était construit sur une promesse républicaine de méritocratie et de participation de tous à l’effort commun.
Ils voient, d’élection en élection, se perpétuer un système dans lequel des multinationales peuvent profiter des institutions européennes pour échapper à l’impôt et s’enrichir en produisant ailleurs pour contourner les droits sociaux. Ils voient ces droits s’amenuiser progressivement et l’État reculer peu à peu, pendant que se constituent, en contradiction totale avec les principes du libéralisme, des monopoles et des fortunes gigantesques. Ils ont voté contre cela. Ils ont voté et… rien. Alors, ils ont pour certains cessé de voter. Et pour les autres, ils se sont mis à cogner sur ce système. Comme ils le pouvaient. Avec l’arme qu’ils trouvaient.
TRENTE ANS DE DÉNI
Il existe en France des travailleurs pauvres. Des mères célibataires forcées d’accepter des emplois précaires d’aide à domicile sans le moindre statut protecteur, qui les obligent à utiliser leur voiture malgré la hausse du prix du carburant, des mères célibataires depuis dix ans sur liste d’attente pour un logement HLM.
Il existe des indépendants et des commerçants qui travaillent sans compter leurs heures dans des centres-villes vidés par les grandes surfaces en périphérie et qui tremblent en se demandant s’ils pourront payer l’Urssaf à la fin du mois. Il existe des Français à qui l’on annonce chaque année que tel médicament ou tel soin dentaire ne sera plus remboursé, alors qu’ils cotisent depuis leur premier emploi, des Français qui, de toute façon, seraient bien en peine de se faire soigner puisqu’il n’y a plus de médecin dans leur département.
Le sentiment d’injustice que nourrissent ces gens, le ressentiment qui les gagne peu à peu, nous racontent trente ans de déni de la part de la classe politico-médiatique. Trente ans durant lesquels il a été interdit de ne pas communier dans la célébration du « doux commerce » qui devait apporter la paix, de ne pas s’extasier devant le libre-échange et les importations à bas coût de produits chinois ou polonais. Xénophobie !
Une accusation comme une arme de destruction massive : vous critiquez le système économique ? C’est parce que vous êtes rance, aigri, recroquevillé, quand nous qui le défendons sommes généreux et ouverts à l’Autre. Tel était le débat en 1992, lors du référendum de Maastricht. Tel était-il en 2005, lors du référendum sur le traité constitutionnel européen. Tel est il à chaque élection.
Au contraire, il fallait déréguler toujours plus. Assurer la libre circulation des capitaux, des marchandises et des hommes. Considérer que les individus sont des pions que l’on peut déplacer au gré des besoins de main-d’œuvre. Que la Nation, cadre de la démocratie, n’est qu’une idée ringarde. Que l’intégration et la transmission culturelle sont une vieillerie, voire une oppression contre des populations qui ont avant tout des créances à faire valoir face à la France.
Alors, quitte à se faire insulter, quitte à se faire traiter de réacs et de racistes, les citoyens, peu à peu, ont basculé. Principalement dans l’abstention. « Faites sans moi », ou plutôt « je ne servirai plus de caution à votre oligarchie déguisée en démocratie ». Les autres ont décidé de voter pour le parti repoussoir, ne serait-ce que pour voir la tête déconfite des journalistes à 20 heures les soirs d’élection.
UNE CATASTROPHE PRÉVISIBLE
Il y eut pourtant des lanceurs d’alerte. Il y eut des gens pour prédire la catastrophe si l’on continuait à nier la demande de protection, de perpétuation d’un modèle social, politique et culturel, la demande de démocratie. Quiconque évoquait la désindustrialisation, le dumping social et fiscal, était « souverainiste », donc d’extrême droite. Quiconque alertait sur le communautarisme était raciste, donc d’extrême droite. Quiconque défendait une école exigeante centrée sur le savoir était réactionnaire, donc d’extrême droite.
Le résultat est là : les défenseurs de ce système économique enfermés dans le bunker de l’extrême centre, s’arrogeant le monopole de la raison pour discréditer toute critique. Une gauche prisonnière d’un parti qui a choisi de croiser la doctrine du Think Tank socialiste Terra Nova prônant l’abandon du peuple pour se tourner vers les « minorités » et la doctrine trumpienne de brutalisation du champ politique par les vérités alternatives et le culte du chef.
Une gauche dans laquelle les esprits lucides, tel François Ruffin, sont marginalisés par leur propre mouvement parce qu’ils ont le mauvais goût de croire qu’on peut s’adresser à l’ensemble des classes populaires et des perdants de ce système plutôt que de monter les uns contre les autres se créer des bastions électoraux.
Un Rassemblement National, enfin, où l’on a bien compris que pour atteindre le pouvoir, il fallait amadouer l’oligarchie et se débarrasser rapidement des encombrantes promesses sociales (les barons LR qui ont œuvré à éradiquer la dimension gaulliste de leur parti pour en faire un héritier de la droite bourgeoise orléaniste auront de plus en plus de mal à faire valoir une quelconque différence).
Une gauche qui refuse de réfléchir posément aux conséquences de l’immigration de masse, face à un RN qui l’instrumentalise pour galvaniser ses troupes.
Dans cette situation inflammable, où les pulsions haineuses peuvent se réveiller et entraîner des drames, où les appels au « front républicain » masquent mal l’absence totale d’analyse des causes du désastre et vont nourrir encore le ressentiment de ceux qui ne supportent plus les postures morales de l’élite, le Président de la République porte une responsabilité immense.
Ce ne sont pas seulement ses options politiques qui sont en cause, lui qui aura œuvré à perpétuer un système en échec. C’est sa personnalité de Narcisse revanchard et manipulateur qui déstabilise la France et engendre le chaos. Il appartient aux citoyens de tous bords de ne pas sombrer dans cette folie collective et de refuser la violence et la haine, d’où qu’elles viennent, pour rendre possible la réconciliation.
Le résumé de l'édito par Claude 3.5, Sonnet
Voici un résumé des principaux points de l'édito de Natacha Polony :
- Plus de 10 millions de Français ont voté pour le Rassemblement National aux dernières élections, malgré les polémiques et les critiques sur ce parti. Il faut s'interroger sur les raisons de ce vote massif.
- Certains se contentent de dire que ces électeurs sont des « abrutis », des « beaufs » ou des « racistes ». D'autres accusent les médias, en particulier le groupe Bolloré, de favoriser le RN.
- En réalité, ce vote exprime un cri d'alerte poussé depuis 30 ans par des citoyens qui se sentent méprisés, relégués et abandonnés par la classe politique. Ils subissent les délocalisations, la disparition des services publics, la précarité, l'insécurité.
N.D.L.R : le chômage dont Macron ne cesse de diminuer l'indemnisation. Comble du cynisme : le décret devant encore affaiblir les droits des chômeurs de plus de cinquante ans, la pire des situations, car à 50 ans, il est quasiment impossible de retrouver un travail, le décret, dis-je, a été suspendu. Pas abrogé, pas reporté à décembre, suspendu pour un mois seulement !
- Pendant 30 ans, les élites ont nié ces problèmes et accusé de populisme ou de racisme ceux qui les évoquaient. Surtout, la gauche s'est coupée des classes populaires. N.D.L.R : le Thinktank Terra Nova, il y a 10 ans a déchiré la gauche française. Terra Nova, un laboratoire d’idées proche du PS, fait paraître une note qui préconise de dire « adieu » aux ouvriers et employés afin de se tourner vers une nouvelle majorité électorale urbaine dans le but de conquérir le pouvoir. Voir la note en fin d'article.
- Cette situation explosive est le résultat de 30 ans de déni face aux demandes de protection, de perpétuation du modèle social et de démocratie. Le « système » s'est enfermé dans un bunker en disqualifiant toute critique.
- Dans ce contexte inflammable, le Président Macron porte une lourde responsabilité en perpétuant ce système en échec. Il appartient aux citoyens de refuser la violence et la haine pour rendre possible la réconciliation.
En résumé, ce vote RN massif exprime la colère accumulée face à 30 ans d'aveuglement et de mépris des élites politiques et médiatiques envers les souffrances d'une partie de la population.
Terra Nova : le document qui a déchiré la gauche.
L'article de Marianne :
Le résumé de Sonnet :
- En mai 2011, le think tank Terra Nova, proche du Parti Socialiste, publie une note intitulée « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?». Cette note de 82 pages va faire l'effet d'une bombe au sein de la gauche.
- La note préconise, en effet, à la gauche de prendre ses distances avec les classes populaires (ouvriers et employés) considérées « en déclin », pour se tourner vers un nouvel électorat urbain composé des diplômés, des jeunes, des minorités et des femmes, unis par des valeurs progressistes.
- 10 ans après, cette note continue de hanter la gauche et est vue comme un « suicide », une « tragédie» par beaucoup. Elle est accusée d'avoir acté, voire accéléré, l'abandon des classes populaires par le PS.
- Certains y voient la matrice originelle du macronisme, qui se serait appuyé sur la stratégie et le nouvel électorat ciblé décrits dans la note.
- L'article s'interroge : cette note a-t-elle simplement acté une rupture déjà en cours entre la gauche et son électorat populaire historique, ou l'a-t-elle précipitée ? Le débat reste ouvert, mais le document de Terra Nova apparaît 10 ans après comme un tournant majeur et controversé dans l'histoire récente de la gauche française.
En résumé, cette note a fracturé la gauche en théorisant une stratégie d'abandon de l'électorat populaire au profit des urbains diplômés, préfigurant les orientations futures du macronisme. Elle reste 10 ans après un sujet de débats passionnés.
N.D.L.R :
Une gauche qui abandonne les classes populaires au pire moment de leur histoire, n'a plus rien à voir avec la gauche. De plus, le Front National y a immédiatement vu la possibilité de prendre la place de la gauche. Ce qui explique son irrésistible ascension depuis lors.
Précisons tout de même pour ceux, nombreux qui n'auraient pas compris, que l'extrême droite se fiche au fond des classes laborieuses comme de sa première ratonnade. L'extrême droite adore les puissants, pas les petits. L'extrême droite adore les milliardaires, pas les Smicards. Dans la lutte entre les puissants et les pauvres, l'extrême droite choisit les puissants. C'est même à cela qu'on la reconnait.
Avec Macron, le peuple et les classes populaires ont été méprisés, ignorés, pressurés, comme jamais depuis l'instauration de la république en France.
Avec le Front national, devenu Rassemblement national :
- les riches et les super riches n'auront rien à craindre ;
- la bourse et les rentiers n'auront rien à craindre ;
- la religion n'aura rien à craindre, l'extrême droite adore les croyances, cela évite au petit peuple de poser des questions qui fâchent ;
- L'armée et la police retrouveront leur aura de jadis et tant pis pour tous ceux qui s'opposeront au R.N. Vous n'avez pas aimé Macron, vous allez détester le R.N ;
- La doxa actuelle (éditocrates grand public et médias de grand chemin) vont adorer le R.N. D'ailleurs, ils l'adorent déjà.
Et que l'on ne nous dise pas que l'on n'a jamais essayé l'extreme-droite au pouvoir. D'abord, c'est être ignare en histoire de France. Ensuite, récemment d'autres pays l'ont essayé en Europe, voir la carte ci-jointe, allez-voir ce qu'il en est sur Internet.
Croyez-moi, cela ne fait pas envie, surtout quand on est français, et donc en majorité plutôt du genre frondeur que beni oui-oui.
Pays européens gouvernés par l'extrême droite