
I. Le « trou » de la Sécu : retour à la réalité sur un mythe politique
Le fameux « trou de la Sécu » : voilà un mythe qui a la vie dure !
On ressort régulièrement cet argument-choc pour imposer l’austérité, réduire les droits ou culpabiliser les citoyens. Mais il faut rappeler : la dette sociale cumulée de la Sécurité sociale ne représente qu’environ un dixième de la dette publique totale.
Chaque année, le « déficit » affiché de la Sécu – bien inférieur à celui de l’État ou même de la plupart des grandes entreprises du CAC40 – est monté en épingle pour justifier des réformes souvent punitives.
De fait, la Sécu gère plus de 500 milliards d’euros de prestations chaque année… et son déficit n’est, en proportion, qu’une petite fraction de ce budget colossal.
Il s’agit donc bien plus d’un instrument rhétorique et idéologique que d’un péril financier réel.
II. L’État, omniprésent et mauvais payeur
L’État n’est plus le simple garant de la Sécu : il en est devenu le gestionnaire (et parfois même le principal débiteur).
Historiquement, la Sécu fut imaginée comme une œuvre des partenaires sociaux : les syndicats, les employeurs, les assurés administraient ensemble ce bien commun. Mais aujourd’hui, le budget de la Sécurité sociale n’est plus négocié dans les instances sociales : il se discute (et se décide) au Parlement, sous contrôle direct du gouvernement.
Pire : l’État se distingue aussi par son comportement de mauvais payeur. Plusieurs années de suite, il a oublié de compenser à la Sécu ses propres exonérations et promesses politiques, accumulant une dette envers la Sécurité sociale (plus de 5 milliards d’euros en 2024 non remboursés !). Si la Sécu a un déficit, c’est en grande partie parce que l’État y prélève, ou ne lui rend pas, d’importantes ressources.
III. La gestion de la Sécu confisquée par le pouvoir politique
Autre évolution préoccupante, la gouvernance : la démocratie sociale de 1945, qui voulait donner la parole aux travailleurs, n’existe plus.
Le budget comme les grandes décisions sont aujourd’hui votés et amendés par le Parlement sous l’influence majeure du gouvernement, non des représentants des assurés et partenaires sociaux. C’est la mort du paritarisme.
Macron a multiplié l’usage du 49.3 pour faire passer ses réformes de Sécu, notamment dans le cadre des lois de financement de la Sécurité sociale, sans réel débat et souvent contre l’avis du terrain.
Comble du cynisme, alors qu’il critiquait en 2018 ce « pognon de dingue » (pourtant indispensable au bien-être collectif), c’est dans les caisses de la Sécu qu’il a puisé les milliards nécessaires à l’apaisement de la crise des gilets jaunes.
IV. Les coûts cachés des exonérations patronales
Les gouvernements successifs promettent de baisser le « coût du travail » pour augmenter la compétitivité.
Résultat : des exonérations de charges patronales de plus en plus massives et pérennes, représentant chaque année des sommes colossales (plus de 70 milliards d’euros cumulés, dont une part croissante n’est pas compensée à la Sécu).
Cette politique, loin d’avoir prouvé son efficacité pour l’emploi, prive la Sécurité sociale de dizaines de milliards d’euros de recettes.
C’est cette privation chronique, et non la générosité des droits sociaux, qui explique une majeure partie du déficit.
V. Vers une recentralisation financière et politique : quels dangers ?
Ce glissement insidieux de la gestion sociale vers la gestion politique et budgétaire impose aujourd’hui de poser la question de la démocratie sociale et de l’avenir même de notre modèle.
La Sécu est-elle encore un bien commun, ou devient-elle un simple outil d’ajustement des finances publiques ?
Tant que la société ne revendiquera pas ouvertement le droit des assurés à autogérer leur protection sociale, la tentation de vider la Sécu de sa substance sociale au profit d’impératifs gouvernementaux persistera.
Conclusion
Refuser le discours du « trou de la Sécu » n’est pas nier les défis : il s’agit de les remettre en perspective.
Oui, la Sécu est parfois en déficit, mais rien à voir avec les déficits abyssaux de l’État.
Oui, elle manque de moyens, mais avant tout parce que l’État prélève ou oublie de lui rendre son dû, et parce que les exonérations octroyées aux entreprises ne sont pas compensées.
Et, surtout, oui, la Sécu mérite mieux qu’une gestion purement politique : elle doit redevenir un projet de société, pilotée par ses usagers, financée équitablement, et défendue collectivement comme la plus belle des conquêtes françaises.
Pour aller plus loin
Basé sur les analyses approfondies d’Alternatives Economiques :
Entretien avec Julien Damon et Daniel Lenoiralternatives-economiques
Non, la Sécu n’est pas une « charge » pour l’économiealternatives-economiques
La Sécurité sociale est-elle menacée de faillite ?alternatives-economiques
Sans oublier l’histoire longue () et la force du modèle en dépit de ses failles ().alternatives-economiques+1
N.D.L.R
La Sécurité sociale ne peut – et ne doit – être gérée comme une entreprise classique, à l’aune d’un bilan comptable ou d’une recherche de rentabilité. La logique du profit, de l’équilibre budgétaire strict, va à l’encontre de sa raison d’être : garantir à chacun la prise en charge des aléas de la vie, indépendamment de son âge, de sa situation professionnelle ou de sa fortune.
Même pensée en tant que service public, la Sécu fait face à des défis majeurs : le vieillissement de la population, l’explosion des dépenses de santé, et les progrès médicaux qui – s’ils sont un bienfait pour la société – ont un coût croissant et inévitable. Vouloir mettre la Sécurité sociale « à l’équilibre » revient à ignorer ces réalités sociales, démographiques et humaines.
La Sécurité sociale sera inévitablement « en déficit », car c’est le signe qu’elle fait ce pour quoi elle existe : protéger, soigner, accompagner, redistribuer. Plutôt que de fustiger ce déficit, il faut le voir comme l’investissement collectif, le prix de la solidarité et du progrès social.
En somme, une Sécu équilibrée serait une Sécu qui ne joue plus son véritable rôle
C’est lorsque la Sécurité sociale dépense qu’elle agit, qu’elle protège, qu’elle donne du sens à la société française. Défendre le droit au déficit, c’est défendre le droit à la santé et à la dignité pour toutes et tous.
N.B : le titre de cet article a été emprunté à une excellente émission de Radio France :
Série « Universelle et solidaire, histoire de la Sécurité sociale »
Podcast : le cours de l'histoire
Épisode 4/4 : "Trou de la Sécu" ? Une histoire à creuser.
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-cours-de-l-histoire/trou-de-la-secu-une-histoire-a-creuser-5254986
Sources :
- https://www.alternatives-economiques.fr/julien-damon-daniel-lenoir-securite-sociale-une-gigantesque-mac/00116348
- https://www.alternatives-economiques.fr/non-secu-nest-une-charge-leconomie/00116330
- https://www.alternatives-economiques.fr/julien-damon-daniel-lenoir-securite-sociale-une-gigantesque-mac/00116348
- https://www.alternatives-economiques.fr/vive-secu/00116324?utm_source=emailing&utm_medium=email&utm_content=26092025&utm_campaign=hebdo_abo
- https://www.alternatives-economiques.fr/secu-une-revolution-sociale-tardive-france-dapres-guerre/00116336