
Vous l'avez peut-être remarqué sans pouvoir le nommer : cette sensation que vos sites préférés, vos réseaux sociaux adorés et vos applications incontournables deviennent progressivement moins agréables, moins utiles, plus encombrés de publicités, et finalement… plus merdiques. Ce n'est ni une coïncidence ni une illusion d'optique due à votre âge avançant. C'est un modèle économique.
Laissez-moi vous guider dans les méandres nauséabonds de cette transformation, avec un brin d'humour — car finalement, si nous ne pouvons pas rire de cette situation, nous risquerions fort d'en pleurer.
Le cycle infernal en trois actes
Selon Cory Doctorow, voici comment les plateformes meurent : d'abord, elles sont bonnes pour leurs utilisateurs ; ensuite, elles maltraitent ces utilisateurs pour satisfaire leurs clients professionnels ; enfin, elles maltraitent ces mêmes clients professionnels pour accaparer toute la valeur. Puis, elles meurent.
Une tragédie en trois actes qui pourrait faire pleurer Shakespeare lui-même.
**Acte I : La séduction**
Au début, une plateforme a désespérément besoin d'utilisateurs. Elle est alors prête à tout pour vous conquérir. Pensez à Amazon dans ses premiers jours — vendant des produits à perte, proposant une livraison gratuite, proposant un moteur de recherche propre et efficace. C'était le paradis du consommateur ! De même, Facebook vous montrait uniquement les publications de vos amis et de vos proches — exactement ce que vous vouliez voir.
Comme dans toute bonne histoire d'amour, la phase de séduction est toujours la plus belle. La plateforme vous cajole, vous propose des fleurs numériques et vous promet monts et merveilles.
**Acte II : La prise d'otage**
Une fois que suffisamment d'utilisateurs sont captifs (car oui, c'est bien le terme), la plateforme commence d'attirer les fournisseurs. Les vendeurs affluent sur Amazon, les médias se précipitent sur Facebook, les créateurs de contenu envahissent YouTube. La plateforme devient alors « incontournable ».
C'est à ce moment-là que commence la grande prise d'otage : vous ne pouvez plus quitter la plateforme, car tous vos amis y sont, tous vos livres numériques y sont stockés, toute votre vie numérique y est enracinée. Les fournisseurs, de leur côté, ne peuvent plus partir parce que c'est là que se trouve leur audience.
Comme le dit si bien Doctorow : « Une fois qu'une masse critique de personnes que vous aimez sont sur Facebook, il devient pratiquement impossible de partir, car il faudrait convaincre tous ces gens de partir aussi et de se mettre d'accord sur l'endroit où aller. Vous adorez peut-être vos amis, mais la moitié du temps, vous n'arrivez même pas à vous mettre d'accord sur le film à voir ou le restaurant où dîner. Alors, oubliez ça. »
**Acte III : Le grand braquage**
C'est là que les choses deviennent véritablement merdiques. La plateforme, assurée que ni les utilisateurs ni les fournisseurs ne peuvent s'échapper, commence à maximiser ses profits au détriment de tous.
Amazon impose des frais exorbitants à ses vendeurs tiers (jusqu'à 45 % du prix de vente !). Facebook réduit considérablement la portée organique des publications, obligeant les créateurs à payer pour atteindre leur propre audience. Google Search, autrefois le summum de la pertinence, devient un champ de foire où les premiers résultats sont des publicités déguisées.
La plateforme, jadis si utile et agréable, devient un monstre vorace qui dévore la valeur produite par ses utilisateurs et ses fournisseurs pour engraisser ses actionnaires.
Et, nous, pauvres mortels, nous nous retrouvons à utiliser des services de plus en plus médiocres, tout en étant incapables de les quitter. C'est ce que j'appelle une situation de merde, littéralement.
Deuxième partie : les exemples flagrants d'entshitification
TikTok : le géant au pied d'algorithme
TikTok représente peut-être l'exemple le plus flagrant d'entshitification en accéléré. À ses débuts, TikTok était célébré pour son algorithme de recommandation presque magique. Il semblait comprendre vos goûts mieux que vous-même !
Mais, comme l'a révélé Emily Baker-White dans Forbes en janvier 2023, TikTok possède en réalité un « bouton de chauffage » secret qui permet aux employés de propulser certaines vidéos dans des millions de flux, indépendamment de l'algorithme. Autrement dit, ce que vous voyez n'est pas nécessairement ce que l'algorithme pense que vous aimerez, mais ce que TikTok veut que vous voyiez.
La plateforme distribue artificiellement l'attention à certains créateurs pour les attirer et les rendre dépendants, comme un jeu de foire qui laisse parfois un joueur gagner un énorme ours en peluche – non par générosité, mais pour inciter d'autres personnes à tenter leur chance dans son jeu truqué.
La merdification de Twitter/X
Twitter (désormais X) offre un autre exemple éclatant d'entshitification. Autrefois lieu d'échange d'idées et d'actualités en temps réel, X est devenu une usine à clics où seule une fraction de vos abonnés voit réellement vos publications.
Comme le souligne Doctorow : « J'ai environ 500 000 abonnés sur Twitter et mes fils de discussion avaient l'habitude d'obtenir régulièrement des centaines de milliers, voire des millions de lectures. Aujourd'hui, ce sont des centaines, peut-être des milliers ».
La solution proposée par la plateforme ? Payer un abonnement pour que vos publications atteignent… les personnes qui ont déjà choisi de vous suivre ! C'est comme si votre facteur vous demandait un pourboire pour ne pas jeter votre courrier à la poubelle.
Le Google Search qui a perdu le nord
Google, qui a bâti son empire sur la promesse de vous montrer les résultats les plus pertinents, a succombé à la tentation de l'entshitification. Les fondateurs Larry Page et Sergey Brin avaient pourtant écrit dans leur célèbre article de 1998 : « Les moteurs de recherche financés par la publicité seront intrinsèquement biaisés en faveur des annonceurs et au détriment des besoins des consommateurs. »
Prophétique, n'est-ce pas ? Aujourd'hui, une recherche sur Google vous donne d'abord des publicités, puis des résultats optimisés pour le référencement (SEO), et, si vous avez la patience de faire défiler suffisamment, peut-être ce que vous cherchiez réellement.
La situation est devenue si critique que Google semble en « panique » face à la montée des chatbots IA, au point de vouloir remplacer sa recherche traditionnelle par un outil d'IA conversationnelle – qui, bien sûr, ne vous montrera pas ce que vous demandez, mais ce qu'il pense que vous devriez voir. Une nouvelle couche de merdification en perspective !
Spotify et les fantômes de la musique
Spotify, qui se présentait comme un paradis pour les mélomanes, a également pris le chemin de l'entshitification. En février 2025, des utilisateurs se plaignaient que la plateforme était désormais « remplie de faux groupes » – des artistes générés par IA ou des pseudonymes créés uniquement pour accumuler des streams et générer des revenus.
Au lieu de vous aider à découvrir de nouveaux artistes authentiques, Spotify est devenu un terrain de jeu pour des algorithmes maximisant le temps d'écoute et les revenus publicitaires, au détriment de l'expérience musicale.
Troisième partie : résister à la marée montante de merde.
Comprendre pour mieux résister
La première étape pour résister à l'entshitification est de la reconnaître. Lorsque vous remarquez qu'un service que vous utilisiez avec plaisir devient de plus en plus frustrant, ce n'est probablement pas vous qui devenez grincheux – c'est le service qui se dégrade délibérément.
Cette prise de conscience vous permet d'éviter le piège de la dépendance. Si vous savez qu'une plateforme finira par vous trahir, vous pouvez planifier votre sortie avant d'être trop profondément enraciné.
Le principe du bout en bout : une bouée de sauvetage
Doctorow évoque le « principe du bout en bout » comme antidote à l'entshitification. Ce principe stipule que les réseaux devraient être conçus pour que les messages d'émetteurs volontaires soient transmis aux récepteurs volontaires aussi rapidement et de manière aussi fiable que possible.
En d'autres termes, si je vous suis sur un réseau social, je devrais voir ce que vous publiez – pas ce que l'algorithme ou la plateforme veut que je voie. Simple, non ? Et, pourtant, ce principe est constamment bafoué par les plateformes modernes.
L'interopérabilité : la clé de la liberté
L'une des solutions les plus prometteuses est l'interopérabilité – la capacité à utiliser différentes plateformes tout en restant connecté. Imaginez pouvoir quitter Facebook, mais continuer à communiquer avec vos amis qui y restent, comme vous pouvez envoyer un e-mail depuis Gmail à quelqu'un qui utilise Outlook.
Cette liberté de sortie créerait un véritable marché concurrentiel où les plateformes devraient s'améliorer pour garder leurs utilisateurs, plutôt que de les emprisonner dans des écosystèmes fermés.
Le Fédivers : un modèle alternatif
Le Fédivers (ou Fediverse en anglais) représente une alternative intéressante au modèle des plateformes centralisées. Des réseaux comme Mastodon ou Bluesky tentent de créer des espaces où le pouvoir est distribué plutôt que concentré, rendant plus difficile l'entshitification.
Cependant, même ces alternatives ne sont pas immunisées. Comme l'a noté Doctorow en novembre 2024 : « La PDG de Bluesky, Jay Graber, a manifesté son intention sincère de ne jamais 'merdifier' Bluesky, et je crois qu'elle est totalement sincère. Mais, l'histoire nous a montré que les bonnes intentions ne suffisent pas face aux pressions du marché et des investisseurs.
La décentralisation du pouvoir numérique
À long terme, la solution pourrait résider dans une véritable décentralisation du pouvoir numérique. Des technologies comme la blockchain, malgré leurs limites et leurs excès, pointent vers un avenir où les utilisateurs pourraient avoir plus de contrôle sur leurs données et leurs interactions en ligne.
Des modèles économiques alternatifs, comme les coopératives numériques où les utilisateurs sont aussi propriétaires, pourraient également proposer une voie pour échapper au cycle de l'entshitification.
Conclusion :
A mon âge avancé (80 ans l'année prochaine) j’ai eu l’occasion de subir très tôt ce phénomène de merdification. Car, il est apparu bien avant les services numériques.
La télévision : je l’ai regardé dès les années 1960. A l'époque, il n’y avait pas de publicité et pas de jeux d’argent à la télévision.
- 1968 date de l'introduction de la publicité de marque sur la première chaîne.
- 1971,sur la deuxième chaîne.
Les jeux d’argent :
Les jeux d’argent furent très longtemps interdits, et pas seulement à la télé (loi de 1836 !).
Les premiers jeux d’argent et les services surtaxés sont apparus en 1991.
Je ne regarde plus la télévision depuis très longtemps. Je possède une smart TV, mais je regarde uniquement des films et parfois de grands événements sportifs sur Molotov.tv, et YouTube. Sans pub puisque je suis abonné à YouTube Premium, pour la musique et pour YouTube sans publicité. Sur Molotov, il y a de la pub, mais je la zappe en supprimant le son et en actionnant l’avance rapide.
J’étais abonné (gratuitement avec mon abonnement Prime) à Amazon vidéo, pour les films seulement (je n’aime pas les séries) mais je l’ai abandonné depuis qu’elle affiche plusieurs pubs par film.Sans qu’il soit possible de faire avance rapide !
La publicité : au tout début, en France, elle se voulait informative. Très vite, elle est devenue invasive, et donc insupportable pour moi.
Depuis plus de 50 ans, j’évite les pubs comme la peste. Aussi bien sur ma télé que sur mes ordinateurs, smartphones et tablettes. Avec Ublock même Lite, et sur mon Chromebook, produit par Google, le roi de la pub, je n’ai pas une pub.
Ce qui est à noter, c’est que cette aversion pour la pub qui est la mienne depuis si longtemps fait que si mon œil ne peut autrement faire que capter des pubs, qui sont partout dans le monde d’aujourd’hui, mon cerveau ne les enregistre pas.
Même à mon insu, de façon subliminale, car lorsque je fais un achat important, ce n’est jamais impulsif et toujours en réfléchissant longuement et en consultant non plus Google, l’empereur de la pub, mais plusieurs intelligences artificielles. Ces I.A sont encore dans la phase qui précède la merdification. Il y a encore beaucoup plus de bon que de mauvais dans ce qu’elles nous disent. Bien sûr, cela ne durera pas, mais il y a tellement de concurrence dans ce secteur que nous aurons plus de chances d’échapper à l'avenir à leur merdification.
Deux de mes articles, publiés avant les plateformes numériques
La seule défense efficace qui nous reste, c'est notre esprit. A condition toutefois qu’il ne soit pas déjà complètement assujetti au caca qui nous entoure.
J’ai eu la chance d’avoir grandi dans une société où la merde n’était pas encore la règle. J’ai eu le bon réflexe de chercher immédiatement à la subir le moins possible. Mais, je comprends que c’est beaucoup plus difficile pour ceux qui sont nés avec déjà beaucoup de merde autour d’eux. Comme les jeunes générations, par exemple, entièrement investies, c’est le cas de le dire, par, TikTok, Netflix et autres merdificateurs.
Pour les générations plus anciennes, la merde, ce fut Twitter, désormais X, et Facebook, puis Instagram.
Et, pour beaucoup des plus anciens, c’est depuis si longtemps : TF1 et le R.N !
Je pourrais énumérer encore longuement tous les services qui nous entourent aujourd'hui et qui ont subi cette merdification. Mais, je pense que vous avez compris le phénomène.
Finalement, on peut dire que la plupart des services que l'on nous propose maintenant sont plus ou moins pollués par cette merdification dans laquelle plonge notre société de plus en plus profondément.
Article réalisé avec la collaboration de Genspark.ai. À laquelle, finalement, je me suis de nouveau abonné, car elle est vraiment excellente dans tous les domaines : réflexion profonde et génération d'images.
En ce qui concerne la réflexion, c'est évident. En ce qui concerne les images, je lui ai simplement demandé de générer une image pour illustrer cet article. Elle m'a donné le choix entre trois images. J'en ai choisi deux, et elle m'a fait un mix de ces deux images.
Demander à n'importe quelle autre I.A de générer une image à propos de l'entshitification, et vous aurez de grandes chances d'être très déçus.
Mathieu Noël et son équipe dans leur émission sur France Inter Zoom Zoom Zen ont réalisé une émission entière sur ce sujet pour le moins inhabituel. Bravo et merci à eux pour avoir attiré mon attention sur la merdification qui, comme je l'écris dans cet article, m'a interpellé bien avant les plateformes numériques. Mais j’ignorais qu’elle fit l’objet d’une théorisation tout à fait pertinente.