Lordon est aussi l’auteur de nombreux ouvrages, dont tout récemment « Pulsion » (coécrit avec Sandra Lucbert), et il anime le blog « La pompe à phynance » sur le site du Monde diplomatique.
Dans cette interview par Olivier Berruyer pour Élucid, Frédéric Lordon analyse le triste spectacle politique qui se déroule sous nos yeux : les institutions au bord de la rupture sont rongées par le capitalisme néolibéral, mais les commentateurs médiatiques n’y voient qu’un problème vaguement moral. Et au sommet de cette crise, Emmanuel Macron, dans toute sa perversion, illustre la décadence de l’époque. Come le diagnostique Lordon, sa psyché est définitivement alignée sur les structures malades de notre pays.
Macron, un "Forcené" ! Le diagnostic au scalpel de Frédéric Lordon qui pulvérise la crise politique
La France est en crise. Une "crise de régime", murmurent les constitutionnalistes les plus hardis. Une "bordélisation", hurlent en chœur les éditorialistes de plateaux télé, reprenant en boucle un vomi sémantique de Gérald Darmanin. Le pays serait devenu ingouvernable, la faute à des oppositions irresponsables, à un peuple capricieux, à une assemblée chaotique. Bref, c'est le bordel, et c'est de votre faute.
Et si tout ce petit monde se trompait de diagnostic ? Et si la "crise de régime" n'était que l'écume en surface d'un tsunami bien plus profond ?
C'est la thèse, audacieuse et décapante, que Frédéric Lordon a développée sur la chaîne ÉLUCID. Oubliez les analyses polies et les débats stériles sur la "responsabilité". Lordon sort le scalpel. Pour lui, ce à quoi nous assistons n'est pas une crise politique au sens propre, mais une crise terminale du capitalisme néolibéral, dont Emmanuel Macron n'est que l'avatar psychique le plus parfait.
Accrochez-vous, ça secoue.
Acte 1 : La grande contradiction – "Je veux tout, mais je ne paie rien"
Pour Lordon, l'analyse commence non pas à l'Élysée, mais dans les comptes en banque de la bourgeoisie. La "crise" que nous vivons peut se résumer à une équation insoluble :
La bourgeoisie ne veut plus payer. Impôts, cotisations, contributions... C'est non. Le "pognon de dingue" est bien mieux dans leurs poches que dans les services publics.
MAIS... cette même bourgeoisie, qui détient la dette publique, exige que l'État soit parfaitement solvable pour garantir le remboursement de ses titres.
En somme, le capital veut être remboursé par un État... qu'il refuse de financer.
Pendant des décennies, le "génie" du néolibéralisme a été de résoudre cette contradiction sur le dos du reste de la société. Puisque les recettes (les impôts) s'effondraient, on "ratiboisait" les dépenses (hôpitaux, écoles, retraites).
Le problème ? Ce système arrive en bout de course. Le "massacre des fonctions collectives" est devenu si insupportable qu'il a généré une opposition politique massive, éclatée en deux blocs (LFI et le RN). Fini le "bipartisme" confortable. Nous voilà en "tripartition", une configuration structurellement instable, incapable de dégager la moindre majorité.
Le budget introuvable et la valse des gouvernements ne sont pas des accidents. C'est la conséquence mécanique d'un système économique qui se dévore lui-même.
Acte 2 : La "Bordélisation" ? C'est celui qui le dit qui l'est
Lordon s'attaque ensuite avec une joie féroce au mot-clé des médias : la "bordélisation". Qui a "semé le bordel" ? demande-t-il.
Sont-ce les députés de l'opposition qui usent de leurs droits constitutionnels ? Ou sont-ce les architectes des politiques publiques qui, depuis 10 ans, ont méthodiquement mis à sac la société ?
"Ce sont eux qui l'ont semé dans toute la société [...] La société a été littéralement mise à sac. Elle a été saccagée."
Pour Lordon, le chaos que l'on voit à l'Assemblée n'est pas la cause du problème, il en est le reflet. C'est le retour de bâton. C'est la bordélisation réelle (celle de l'hôpital, de l'école, de la justice) qui remonte par capillarité et vient enfin s'exprimer là où elle aurait dû être traitée depuis longtemps : au cœur du pouvoir.
Vu sous cet angle, le "bordel" parlementaire est presque une bonne nouvelle. Il prouve que les institutions ne sont pas encore totalement coupées du pays réel.
Acte 3 : Le cas Macron – Anatomie d'un "Forcené"
C'est le cœur de l'analyse, le point qui fait le plus débat. Faut-il "psychologiser" Macron ?
Lordon est prudent, mais implacable. Dans un système aussi vertical que la Ve République, qui concentre un pouvoir immense dans les mains d'un seul homme, la structure psychique de cet homme devient un fait politique majeur.
Et sa thèse est que le capitalisme déchaîné ne se contente pas de détruire l'économie ; il sélectionne les structures psychiques qui lui sont le plus adéquates. En l'occurrence, des profils "pervers".
Lordon identifie chez Macron deux traits saillants :
Le déni de l'altérité : C'est la capacité à ignorer des millions de personnes dans la rue (réforme des retraites) ou des millions de votes dans les urnes. L'autre (le peuple) n'existe tout simplement pas.
La jouissance à jeter autrui dans la détresse : C'est le spectacle des remaniements ministériels qui s'éternisent, où les ministres aspirants sont tenus en haleine, humiliés publiquement, suspendus à un caprice.
C'est là que tombe la punchline centrale de l'entretien. Si vous attendez une prise de conscience, un geste de "responsabilité", un retrait digne... vous pouvez attendre longtemps.
"De lui-même, jamais Macron ne démissionnera. Tu m'entends ? Jamais. C'est un geste qui est orthogonal à sa structure psychique."
Macron est un "forcené". Il n'entend pas, il ne voit pas, il ne cédera pas. Non par courage politique, mais par incapacité psychique à concevoir sa propre défaite ou son propre tort.
Acte 4 : Comment le Système fabrique ses propres monstres
Si Macron ne partira jamais de lui-même, comment peut-il partir ? Lordon balaie la dissolution d'un revers de main (ça ne réglerait rien au problème de fond). Il ne reste que deux options.
Scénario 1 : Le Mouvement Populaire (L'option souhaitable mais improbable)
Un soulèvement de masse, quasi insurrectionnel, qui rend le pays ingouvernable au point que le "forcené" soit physiquement empêché de régner. C'est l'option que Lordon préfère, mais il reste lucide sur la difficulté à mobiliser et sur la tendance de la population à retomber dans "l'habitus de la passivité".
Scénario 2 : Le "Débranchement" (L'option cynique et probable)
C'est le scénario le plus fascinant. Macron ne serait pas chassé par le peuple, mais "débranché par le capital".
Quand les marchés financiers (les mêmes qui exigent la solvabilité) jugeront que le "forcené" de l'Élysée est devenu un facteur d'instabilité trop grand, ils couperont le courant. Quand la bourgeoisie, qui l'a fait roi, décidera qu'il fait plus de mal que de bien à ses intérêts, elle le lâchera.
Comment ? Comme Berlusconi en 2010, ou Liz Truss en 2022 : virés par les marchés obligataires.
Lordon propose même un "test" pour savoir si ce scénario est enclenché : surveillez les éditos des médias de Bernard Arnault (Les Échos, Le Parisien). Le jour où ils demanderont poliment à Macron de partir "la tête haute", c'est que le pouce de l'empereur s'est tourné vers le bas.
Acte 6 : Et le jour d'après ? Le même en pire ?
L'analyse de Lordon est brillante, mais elle est sombre. Car même si Macron est "débranché" demain, le problème structurel reste entier.
Le capital, s'il se débarrasse de Macron, ce ne sera pas pour instaurer la justice sociale. Ce sera pour le remplacer par un "équivalent fonctionnel". Un autre avatar, peut-être plus poli, moins "pervers" en apparence, mais tout aussi dévoué aux mêmes intérêts.
Quant aux autres forces, Lordon est sans pitié pour le Parti Socialiste, qu'il qualifie de "parti foncièrement de droite", un zombie politique dont les conditions d'existence (l'ancienne social-démocratie) ont été détruites par le néolibéralisme.
Nous voilà donc prévenus. Le chaos actuel n'est pas une simple "crise" passagère. C'est le spectacle d'un système qui s'effondre sur lui-même, dirigé par des individus que ce même système a sélectionnés pour leur incapacité à voir la réalité.
Frédéric Lordon ne donne pas de solution miracle. Mais il nous donne des lunettes. Et ce qu'on voit, une fois la brume médiatique dissipée, est à la fois terrifiant et furieusement logique.
"Lordon" dans le texte : Morceaux Choisis
Comme promis, voici quelques-unes des formulations les plus marquantes de cet entretien, qui illustrent parfaitement le ton "bold and witty" :
Sur Emmanuel Macron : "De lui-même, jamais Macron ne démissionnera. Tu m'entends ? Jamais. C'est un geste qui est orthogonal à sa structure psychique."
Sur la psychologie de Macron : Il est l'esclave non pas des horloges, mais "de sa psychée".
Sur la "Bordélisation" : "Ce sont eux qui l'ont semé [le bordel] dans toute la société [...] La société a été littéralement mise à sac. Elle a été saccagée."
Sur l'impasse du capitalisme : "La bourgeoisie ne veut plus payer."
Sur la crise de la social-démocratie : "Il faut que ce parti [le PS] crève." (Rapporté par le résumé comme son analyse de fond)
Sur la solution cynique : Le seul espoir (en dehors du peuple) est que Macron soit "débranché par le capital".
Sur la presse d'élite : "Ils sont bêtes à faire peur. Ils sont idiots à nous faire honte."
Sur la "responsabilité" : "Ce n'est pas la vertu des individus qui pourra venir suppléer une configuration institutionnelle défaillante. Ce qu'il faut faire, c'est refaire les institutions."
N.D.L.R
C’est à mon avis l’analyse de notre société actuelle la plus lucide, et la plus percutante, que j’aie jamais lue.
Je comprends pourquoi cet économiste est devenu philosophe.
Une telle pensée ne pouvait se satisfaire d’une économie à la remorque du capital qui a largement contribué à faire de notre monde ce qu’il est devenu : un planète en perdition.